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caroline galactéros - Page 6

  • Conflit Iran-USA : L’arroseur arrosé ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Caroline Galactéros, cueilli sur le site de Géopragma  et consacré à la montée des tensions entre les États-Unis et l'Iran... Docteur en science politique, Caroline Galactéros est l'auteur de  Manières du monde, manières de guerre (Nuvis, 2013) et intervient régulièrement dans les médias. Elle vient de créer, avec Hervé Juvin, Geopragma qui veut être un pôle français de géopolitique réaliste.

     

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    Conflit Iran-USA : L’arroseur arrosé ?

    Tandis que l’Europe ouvre douloureusement les yeux sur la réalité de ses profonds déchirements et se repolarise dangereusement entre mondialistes et nationalistes, les grandes manœuvres internationales auxquelles la France manifestement ne comprend goutte et dans lesquelles elle renonce à jouer une carte singulière se poursuivent.

    Après la menace iranienne de bloquer le détroit d’Ormuz et les incidents touchant des bateaux saoudiens et émiratis, après la stigmatisation par Washington des Gardiens de la Révolution iraniens comme organisation terroriste et celle, en représailles, du CENTCOM américain par les autorités iraniennes, la sagesse semble venir de celui que l’on diabolise depuis des années.

    Téhéran vient de proposer un pacte de non-agression régionale et considère que la décision américaine d’envoyer 1500 hommes supplémentaires dans la zone comme le déploiement dans le Golfe du porte-avions Abraham Lincoln et de bombardiers B-52 constituent une « menace pour la paix et la sécurité internationales ». La mention n’est pas anodine. C’est celle du chapitre VII de la Charte des Nations Unies qui seule, en théorie, autorise une intervention collective de membres des Nations Unies pour faire pièce à une menace collective majeure. En d’autres termes, Téhéran prend Washington à son propre piège, le désigne formellement comme le fauteur de guerre et en appelle aux lambeaux du système multilatéral pour l’empêcher de nuire. Le ministre des Affaires étrangères iranien s’est rendu à Bagdad pour rappeler que son pays n’a violé à ce jour aucun de ses engagements internationaux et que « l’Iran souhaite avoir de meilleures relations avec les pays de la région du Golfe persique et accueille favorablement toutes les propositions visant à dissiper les tensions actuelles. » Il s’est ensuite envolé en Inde, en Chine, au Japon, au Turkménistan puis au Pakistan où il rencontré hier le Premier ministre, le ministre des Affaires étrangères et le Chef des armées pakistanaises. Son périple se poursuivra en Russie puis s’achèvera à Bruxelles. L’Irak est évidemment un élément majeur de l’axe de soutien qui se dessine à l’échelle régionale, à l’instar d’Oman, des Emirats arabes unis, du Koweit et du Qatar. À Oman, le vice-ministre iranien des Affaires étrangères a confirmé quant à lui que Téhéran rejetait toutes discussions directes ou indirectes avec Washington, mais était « prêt à établir des relations équilibrées et constructives avec tous les pays de la région du golfe Persique, fondées sur le respect et les intérêts mutuels ». Le ministre des Affaires étrangères omanais a insisté en écho sur la nécessité de faire preuve de retenue de la part de toutes les parties face à la situation critique dans la région.

    Dans cette partie du monde volatile et sur-armée, chacun de ces Etats, pour ses propres raisons et intérêts, craint le bellicisme américano-israélien qui triomphe à Washington dans l’entourage présidentiel autour de MM. Bolton et Pompéo. Les déclarations du Président Trump qui appelle Téhéran au dialogue « s’il le souhaite », tout en le mettant depuis 18 mois sous une pression extraordinaire pour provoquer une radicalisation du régime qui nourrirait son discours diabolisateur et un passage à l’acte guerrier sont, au choix, d’une naïveté ou d’un cynisme confondant. Mais cette séquence inquiétante est aussi la marque d’une course américaine aux objectifs infiniment plus prosaïques : la récupération d’un maximum d’alliés et la fourniture massive d’armements au prétexte d’une urgence sécuritaire largement construite, pour s’exempter du contrôle des exportations d’armes du Congrès des Etats-Unis. Celui-ci est à l’occasion accusé de mettre l’Amérique en danger par ses atermoiements. Bref, la guerre politique interne à Washington dans la perspective de la présidentielle de 2020 se poursuit sur le dos des Iraniens et des malheureux Yéménites. Les rebelles Houthis sont eux accusés de rien moins que d’accroitre l’instabilité régionale, de menacer l’économie mondiale (sic), de détruire les infrastructures et de terroriser le peuple yéménite…

    Notons que ces opportuns transferts d’armes sont aussi valables pour la Corée du Sud, l’Arabie Saoudite, Israël, l’Inde, mais aussi la Grande-Bretagne, la France, l’Espagne, l’Italie et l’Australie. Une magnifique façon de vendre des armes larga manu en prétendant sauver une fois encore le monde du Mal. Une façon aussi de ramener les brebis égarées ou dubitatives d’un camp occidental en déroute qui commence à comprendre que son intérêt politique et sécuritaire n‘est peut être plus l’alignement systématique sur les volontés de l’Oncle Sam… Reste à trouver l’étincelle pour allumer la mèche. Différents scénarios existent pour donner naissance à une crise opposant l’Iran aux États-Unis. Des groupes armés à la solde d’Ankara ou de Riyad pourraient attaquer des positions américaines en Irak (les bases militaires américaines en Syrie ayant été évacuées) et en accuser les forces proches de l’Iran.

    L’Allemagne s’implique dans le processus de médiation en cours pour éviter un engrenage sanglant. Que fait Paris mis à part fournir des armes à la coalition saoudo-émiratie qui met en pièces le Yémen ? Il serait temps de remettre enfin un peu de cohérence entre nos allégeances internationales et nos intérêts nationaux, notamment sécuritaires. Nous avons, à ce moment décisif pour les équilibres mondiaux, une occasion historique d’exprimer notre souveraineté et de montrer au monde une autonomie de pensée, d’analyse et de décision. Nous entendons et comprenons la position iranienne. L’Amérique doit reculer et cesser de déstabiliser la région. Pas très compliqué et très légitime.

    Caroline Galactéros (Géopragma, 28 mai 2019)

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  • Éloge de la réciprocité...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Caroline Galactéros, cueilli sur le site de Géopragma  et consacré au bilan accablant de la politique étrangère française de ces dernières années... Docteur en science politique, Caroline Galactéros est l'auteur de  Manières du monde, manières de guerre (Nuvis, 2013) et intervient régulièrement dans les médias. Elle vient de créer, avec Hervé Juvin, Geopragma qui veut être un pôle français de géopolitique réaliste.

     

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    Éloge de la réciprocité

    Moscou commence à se lasser des leçons de démocratie dispensées par Paris ; notamment au regard de la gabegie « Gilets jaunes », de l’autorité de l’État bafouée et des sommets de démagogie que notre démocratie pontifiante et irréprochable déploie pour sortir de cette ornière et espérer laver aux yeux du monde cette humiliation.

    Et puis, à force d’erreurs de jugement, de fautes morales et d’entêtement, nous comptons si peu désormais sur la scène du monde. Au Moyen-Orient comme en Afrique, où nous souffrons d’une telle schizophrénie sécuritaire et d’un suivisme atlantiste aggravé, nous commençons à susciter la pitié plus que la crainte ou l’espoir. A minima, on ne nous attend plus. On discute, on négocie, et on décide sans nous. Qui « On » ? Qui sont ces impudents ? Les États-Unis, la Russie, la Chine, la Turquie, Israël, l’Iran, et même, en Europe, l’Italie ou la Hongrie… Tous ceux qui ne se paient plus de mots depuis longtemps déjà, qui ont décidé de prendre leur avenir et leurs intérêts en main, et nous jugent sans aménité. La France parle toujours haut et fort, mais elle agit peu et mal. Les pays précités lui rappellent que le temps de la préséance occidentale est révolu, que l’Hexagone n’a plus vraiment de poids sur la scène du monde, que l’injonction universaliste ne passe plus et que notre prêchi-prêcha moralisateur est devenu inaudible et même complètement ridicule.

    Pour la Russie – qui voit que Paris reste arcbouté sur ses postures malheureuses concernant l’Ukraine ou la Syrie – est venu le temps des réponses « du berger à la bergère » et de l’application du principe de réciprocité. Puisque les journalistes russes accrédités en France se voient interdits d’Élysée et que Spoutnik comme Russia Today (RT) sont diabolisés et réduits au statut de purs canaux de propagande poutiniens, Moscou envisage de rendre la pareille à Paris en interdisant certains médias français de couverture d’événements en Russie ou en suspendant leurs accréditations. Dans la même veine, il se dit que le Kremlin aurait eu l’audace de faire prévenir Paris que la France ne devait pas s’ingérer dans la situation inflammable en Algérie… L’alliance Moscou-Alger est ancienne, mais une telle audace exprime sans équivoque un nouveau rapport de force régional clairement en notre défaveur. Cela nous apprendra à boire la « repentance » comme du petit lait.

    Quoi qu’il en soit, nous affirmons lutter vaillamment contre la propagande et les fake news, pardon « l’infox ». Mais qui décide de ce qui est vrai ou faux, lisible ou devant faire l’objet d’autodafés ? De quelle légitimité supérieure peut-on se revendiquer ? Quand on voit les conclusions du rapport Mueller et le « pschitt » retentissant du Russia Gate ouvrant une phase de représailles vengeresses du président Trump, bien décidé à « enquêter sur les enquêteurs » ; quand on se remémore l’unanimisme médiatique délirant et l’hystérie russophobe qui, pendant deux ans, ont nourri la farce d’un président américain agent du Kremlin pour expliquer l’inexplicable, l’insupportable défaite de l’immaculée Hillary Clinton, on se demande qui, finalement, relaie le mieux l’intox, la manipulation et le complot ?

    Au-delà du tragicomique de nos errances, nous devons prendre garde à cette décrédibilisation massive des médias occidentaux, car elle porte celle des politiques éponymes et sert les desseins de leurs rivaux chinois, russes ou turcs. Le chantage d’Erdoğan envers Washington à propos des Kurdes syriens, envers Paris avec l’affaire du génocide arménien ou envers l’Allemagne avec les migrants n’a plus de limites. Mais nous ne pouvons nous en prendre qu’à nous-mêmes, victimes de nos inconséquences. On ne peut exiger de la Turquie qu’elle intervienne en Syrie contre le gouvernement de Bachar el-Assad soutenu par Moscou, qu’elle achète des armes américaines plutôt que russes, qu’elle conserve les centaines de milliers de réfugiés syriens sur son territoire et, « en même temps », lui interdire de consolider son influence locale, de rivaliser avec Ryad via Doha, moins encore de réduire l’abcès kurde à ses frontières alors que c’est sa préoccupation sécuritaire et politique n° 1.

    Le néo-sultan mégalomane n’a que faire de nos problèmes et de la dévalorisation stratégique de nos proxys. Il se livre à notre égard, et depuis des années, à un chantage permanent. Nous l’avons laissé faire en toute connaissance de cause, sans jamais l’arrêter, persuadés ainsi de gêner Moscou et impatients de faire tomber la malheureuse Syrie dans l’escarcelle américano-israélo-saoudienne. Nous payons aujourd’hui cette complaisance insensée, cette indulgence a minima envers l’engeance islamiste, envers Daech même, envers Al-Qaïda et ses succédanés, ainsi qu’envers leurs sponsors saoudiens, irakiens, qataris et turcs. Il est un moment où les masques tombent. Ni Washington ni l’Otan ne font plus peur à Ankara qui sait bien que jamais les États-Unis ne l’expulseront de l’Alliance. Quant à nous, Français, nous n’aurions jamais dû en rejoindre le Commandement militaire intégré ni nous soumettre à ses oukases pour quelques étoiles et postes ronflants ; un marché de dupes évident que pourtant, à Paris comme au Quai d’Orsay, on jugea logique et souhaitable puisque l’Amérique a toujours raison, nous protège et ne veut que notre bien… Nous en sommes donc à payer sans délai ni crédit le prix de nos accommodements immoraux, exposés à l’effet boomerang de notre moralisme à géométrie variable.

    Et la Russie dans tout cela ? Contrairement à ce que l’on veut nous faire croire, elle ne se frotte pas les mains face au champ de ruines de son rapprochement (mort-né ?) avec l’Union européenne. Son dépit amoureux face à cette part d’elle-même, qui la relie à l’âme et à l’histoire du Vieux Continent, est toujours là, tout comme son complexe obsidional que nous nous obstinons à nourrir par nos incessantes provocations. Alors, peut-être voit-elle avec une satisfaction amère le village Potemkine européen s’écrouler ; non parce qu’elle l’attaque (en cette matière, l’action d’un Steve Banon est bien plus efficace que celle des pires « idiots utiles » de Moscou), mais parce que ses fondations se révèlent chaque jour plus friables. Une sorte de victoire posthume et triste sur l’adversité. Les avanies, les humiliations, les anathèmes dont elle fait l’objet depuis bientôt vingt ans, depuis qu’elle a repris, contre toute attente, son destin en main, ne sont certes pas réparés. Et la mutation mentale des Européens vis à vis de Moscou n’est pas pour demain. L’Europe ne veut décidément pas de la Russie. Fort bien. Celle-ci s’en passera donc, et se consolera dans une bascule forcée vers l’Asie et Pékin dont nous ferons les frais lorsque la Chine et l’Amérique se disputeront nos reliefs ou s’entendront à nos dépens. Mais cette ostracisation ne portera pas chance aux États européens qui, pour complaire au suzerain américain, tiennent la dragée haute à Moscou sans comprendre l’évidente nécessité et la logique géopolitique d’un rapprochement sur des domaines d’intérêt commun (sécuritaire, migratoire, énergétique, culturel…)

    Sans se penser de façon autonome et sans la Russie, l’Europe n’est pas en mesure de faire masse critique entre les deux nouveaux môles stratégiques mondiaux. La Chine comme l’Amérique appuient sur ses plaies avec une commisération jubilatoire. Ni l’une ni l’autre ne l’aideront jamais pour rien. Les inquiétudes des peuples européens face à la menace migratoire, à l’insécurité culturelle et identitaire, au libre-échange érigé en idole, aux inégalités fiscales entre États et à la béance sociale, sont telles que la mascarade de l’unanimité et de la convergence ne tient plus. Il devient urgentissime de réformer de fond en comble tous les attendus et postulats européens, de même que les mécanismes institutionnels. Les « éléments de langage » d’une technocratie hors sol et autres postures ne suffisent plus. Il faut une évaluation froide et sans concessions de nos intérêts communs véritables et une définition chirurgicale, et non « attrape-tout », des domaines de coopération souhaitables et accessibles. Il faut arrêter de se mentir, de croire aux éléphants roses que sont « le couple franco-allemand », « l’ogre russe » et le gentil génie américain. Il faut cesser aussi de faire comme si une somme de renoncements ou de faiblesses faisait une force collective. Il faut passer aux coopérations renforcées, aux coalitions de projet, au lieu de chercher une unanimité qui produit inertie et paralysie. Il faut qu’à l’intérieur de l’Europe, chacun se mesure pour imposer ses vues et entraîner. La rivalité n’est pas la guerre ! On nous mène, en revanche, une guerre sans merci depuis l’extérieur de l’Union en jouant de notre phobie collective du conflit. Chercher chacun notre place dans la construction européenne provoquera non une guerre, mais un échange infiniment plus sain que ce mensonge permanent de chacun envers tous qui postule l’harmonie et l’identité d’intérêts.

    En conséquence, au lieu de pleurer son couple mythifié avec Berlin, qui n’a jamais vraiment existé que dans son regard embué, Paris doit se lier avec les puissances du sud et de l’est de l’Union (pour chasser sur les plates-bandes allemandes), telle l’Italie, l’Autriche ou la Hongrie, au lieu de les insulter et d’en faire des pestiférés rétrogrades. Il faut enfin oser et non plus procrastiner. Décider par exemple, que l’Europe n’est pas là pour fixer le gabarit de nos fromages de chèvre ou la taille de nos fenêtres, mais pour tenir nos frontières, instaurer une réciprocité commerciale stricte vis à vis de ceux qui prétendent atteindre notre grand marché, faire de l’euro et de la Banque centrale européenne les outils d’une croissance et d’une protection monétaire véritables qui ne se réduisent pas à la lutte contre l’inflation, faire grandir sans états d’âme des champions industriels, technologiques et numériques européens, assumer un « patriotisme économique» sourcilleux, au lieu de laisser des loups entrer dans une bergerie pour la détruire.

    Il faut enfin cesser de rêver à une « armée européenne » ou à un siège européen de membre permanent au Conseil de sécurité des Nations unies ‒ ce qui revient simplement à donner le nôtre à l’Allemagne et à ses affidés, en espérant que Berlin nous en saura gré. Outre le fait que l’on brade avec une désinvolture inouïe l’un de nos derniers avantages relatifs en termes d’influence, c’est parfaitement irresponsable envers la nation comme envers notre Histoire.

    Pour finir ‒ ou pour commencer ‒ il faut dire que la souveraineté n’est pas un gros mot, qu’à l’instar du « populisme » violent, l’européisme béat est une impasse, une imposture de la « modernité », une fuite en avant suicidaire et infantile. Nous ne parviendrons pas longtemps encore à bâillonner les peuples européens qui refusent leur perdition et la négation dogmatique de leur substrat culturel chrétien et humaniste. Pour survivre face aux ambitions dévorantes des autres, l’Europe doit réarmer tous azimuts, au sens mental, culturel et symbolique du terme. Qu’elle commence par s’affirmer en éliminant les sanctions contre la Russie et en réengageant ses projets d’échanges commerciaux avec l’Iran ! Qu’elle accepte de grandir et de s’affirmer !

    Caroline Galactéros (Geopragma, 24 avril 2019)

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  • Affaire Khashoggi : le piège du poulpe...

    Nous reproduisons ci-dessous éclairage de Caroline Galactéros, cueilli sur Geopragma et consacré à l'affaire Kashoggi. Docteur en science politique, Caroline Galactéros est l'auteur de  Manières du monde, manières de guerre (Nuvis, 2013) et intervient régulièrement dans les médias. Elle vient de créer, avec Hervé Juvin, Geopragma qui veut être un pôle français de géopolitique réaliste.

     

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    Affaire Khashoggi : le piège du poulpe

    « L’héritier du léopard hérite aussi de ses taches. » Proverbe bantou

    Nous ne redirons pas l’horreur du dépeçage du malheureux journaliste saoudien ni la sauvagerie qu’elle traduit, pas plus qu’on ne s’indignera bruyamment, comme si l’on découvrait subitement l’insigne brutalité des mœurs locales… Torture et assassinat sur ordre suprême de Ryad sans presque plus aucun doute. L’enflure médiatique prise par cette affaire et la réduction du profil de la victime à sa fonction de journaliste, qu’il occupait à titre accessoire… et comme un accessoire d’ailleurs, pour ne pas dire comme couverture, sont éminemment suspects. Un leurre destiné à dissimuler la gravité d’implications autrement plus graves pour les divers acteurs de cette triste affaire. Nous rappellerons donc juste quelques éléments et laisserons nos lecteurs faire eux-mêmes les liens et se poser quelques questions.

    Jamal Khashoggi, bien plus qu’un journaliste, était un agent d’influence chevronné, extrêmement proche des services de renseignement américains comme de la famille régnante saoudienne. C’était aussi l’ami et le confident d’Oussama Ben Laden. Un atout incontestable mais aussi une vulnérabilité qui le conduisit, depuis la mort de celui-ci, à se montrer progressivement de plus en plus critique vis-à-vis des premiers comme de la seconde…

    Donald Trump, malgré sa victoire aux Midterms et sa reprise en main consécutive du Parti républicain, demeure en butte à l’offensive puissante du Deep State américain (Services et complexe militaro-industriel) comme de ses adversaires politiques et du monde médiatique. Tous sont depuis 2 ans bientôt vent debout contre son pragmatisme corrosif, qui fait tomber le masque de leurs subterfuges moralisateurs et brise les illusions de leurs plus fervents affidés.

    Le coup d’Etat qui a fait de Mohammed Ben Salman (MBS) le prince héritier saoudien en lieu et place de son cousin Mohammed Ben Nayef (MBN) – qui avait lui les faveurs de l’appareil militaro-industriel et de renseignement américain (SMI-Deep State) – a mis en danger des réseaux d’influence, de contrôle (et de prébendes) patiemment établis.

    La « prise en main » parallèle du fougueux et narcissique prince par Israël (via le gendre de Donald Trump), qui y voit un proxy malléable et même vendable aux Européens au service de sa lutte contre Téhéran, est gênée par l’exposition actuelle de la réalité de ses méthodes. MBS, par ses affichages de prince modernisateur, servait jusqu’à présent docilement le dessein de l’Etat hébreu de faire agir le proxy saoudien face à l’Iran comme en témoigne l’inutile et écœurante guerre du Yémen. La rivalité à l’intérieur même du système américain entre les deux courants d’influence est donc désormais ouverte et vive. L’un « environne » déjà étroitement le président Trump depuis le cœur même de son Administration. Ce sont les Généraux Mattis et Mac Master, John Bolton, tous les néoconservateurs et /ou pro-israéliens favorables à la poursuite de la déstabilisation agressive du Moyen-Orient et de l’Iran après l’échec syrien, y compris de façon militaire, et les « réalistes » (conservateurs traditionnels, Deep State, notamment CIA et SMI) qui veulent raison garder et préfèreraient avoir à Ryad un prince plus directement contrôlable. Car, aux yeux des réalistes, l’affaire Khashoggi menace désormais la sécurité du Royaume elle-même, point d’appui essentiel de l’imperium américain au Moyen-Orient. Une domination déjà gravement défiée par le retour russe dans la région depuis 2015 et l’implication de Moscou en Syrie et de plus en plus en Libye.

    Dans ce contexte, l’actualité s’éclaire d’un jour différent. L’agent d’influence proche de la CIA s’était montré ouvertement critique vis-à-vis de MBS depuis sa prise de pouvoir. Il avait aussi demandé sa nationalité qatarie.

    Mais il y a pire encore. Derrière cette fumée noire s’agite le spectre des ambitions nucléaires saoudiennes qui font l’objet de négociations secrètes entre Washington et Ryad depuis déjà quelques années et s’accélèrent depuis l’arrivée de Donald Trump. Ambitions civiles ? Militaires ? À dissuader ? À encourager ? À instrumentaliser ? Là aussi, sur fond de très juteux contrats et d’instrumentalisations diverses, la lutte entre les deux tendances évoquées supra fait rage entre le Président américain, enclin à faire confiance à son allié MBS et à ses protestations d’honnêteté concernant la finalité strictement civile de ses projets nucléaires, et le Congrès qui mesure la charge délétère d’un tel programme à l’échelle régionale.

    Quoi qu’il en soit, le principal gagnant de l’imbroglio Khashoggi est le président Erdogan, dont le rôle, en amont même de l’opération, reste trouble. La Turquie joue habilement et tous azimuts pour gagner en influence au Moyen-Orient. Il est de son intérêt de faire indirectement pression sur Donald Trump pour obtenir des concessions en Syrie notamment face à son ennemi kurde. Elle est aussi le véritable challenger de l’Arabie saoudite pour la tutelle politique et religieuse du monde sunnite (Frères musulmans contre Wahhabites) et est financièrement soutenue par le Qatar qui lutte aussi pour exister face à Ryad…

    L’autre bénéficiaire est incontestablement Moscou qui accentue son offensive de séduction vis à vis du royaume saoudien et y consolide ses réseaux pour structurer une alternative à l’emprise américaine et gêner Washington sur ce front décisif du partage des influences dans la région.

    L’avenir dira lequel des deux courants évoqués l’emportera. Donald Trump essaie d’aider son allié Mohammed Ben Salman en l’exhortant, comme si c’était une « punition », à mettre fin à sa guerre du Yémen, dans une impasse politique et militaire manifeste. Un cadeau en fait. L’occasion pour MBS de se sortir d’un guêpier dangereux en donnant l’impression, sans perdre la face, de faire une concession à l’indignation internationale… Mais l’Iran reste dans sa ligne de mire, dans celle de Tel Aviv et de gens puissants à Washington. 2019 sera l’année de toutes les exaspérations. Celle aussi de tous les dangers. Où est la France ?

    Caroline Galactéros (Géopragma, 26 novembre 2018)

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  • Rubicon en vue pour Paris et Bruxelles...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Caroline Galactéros, cueilli sur Geopragma et consacré au fossé qui se creuse entre les Etats-Unis et l'Europe et à l'occasion offerte à la France d'affirmer sa souveraineté... Docteur en science politique, Caroline Galactéros est l'auteur de  Manières du monde, manières de guerre (Nuvis, 2013) et intervient régulièrement dans les médias. Elle vient de créer, avec Hervé Juvin, Geopragma qui veut être un pôle français de géopolitique réaliste.

     

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    Rubicon en vue pour Paris et Bruxelles

    On découvre qui l’on a épousé le jour du divorce… Avec l’Amérique, peut-être en sommes-nous là. Notre président s’embourbe dans un marécage qui semble dissoudre ses initiatives les plus audacieuses. Envolées les illusions d’une complicité hors normes, déçues les espérances d’une connivence puissante restaurant le prestige de l’allié français sur la scène mondiale et transformant une vassalisation de fait en dissonance constructive. L’invocation d’une « armée européenne », quelle que soit le flou de la formule et les interrogations abyssales qu’elle ouvre sur le fond, a déclenché l’ire trumpienne avant, pendant et après le Forum de Paris sur la Paix, lui-même entaché d’oublis historiques dommageables à notre influence résiduelle et sans grand effet probable sur la réalité des équilibres du monde et son éventuel apaisement.

    Pourquoi une telle fureur ? Cette « sortie » du président français a mis le doigt sur la plaie : il est juste hors de question pour l’Amérique ‒ celle de Trump comme celle de tous ses prédécesseurs ‒ que l’Europe ose jamais s’affranchir de sa tutelle stratégique et se prenne à rêver de compter par elle-même sur la carte du monde autrement que comme un appendice docile de l’imperium de notre Grand Allié. Le vouloir supposerait en effet, pour atteindre la masse critique, de souhaiter rapprocher enfin l’Union européenne de la Russie, ne serait-ce que sur le plan sécuritaire. Inadmissible pour Washington. Il y est presque plus impensable encore que l’Allemagne se rapproche de Moscou, un cauchemar outre Atlantique. La dépendance allemande envers le gaz russe doit d’ailleurs cesser et le gaz américain s’y substituer. Dès cet été, l’opposition tonitruante et insultante pour Berlin du président Trump au projet Nord Stream 2 en a témoigné sans équivoque.

    L’Europe politique est donc plus que jamais en morceaux. Ce n’est la faute ni de la Russie ni de l’Amérique. C’est la nôtre, même si Moscou comme Washington y trouvent leur compte, et si l’Alliance atlantique creuse joyeusement les lignes de failles internes de notre Union chaque jour plus désunie, par des invites à consentir à notre dépendance sécuritaire et à notre rançonnement collectif via l’achat d’armement américains et des manœuvres militaires pharaoniques nourrissant les craintes folles de certains membres (Baltes ou Polonais). Les scenarii apocalyptiques de l’OTAN mettent en scène une menace russe de grande échelle face à un ennemi hybride et maléfique qui aurait carrément décidé une invasion des abords les plus vulnérables de l’Alliance. La « guerre froide » fait pâle figure à côté de ces délires otanesques. Moscou a bien d’autres préoccupations et projets qu’une telle lubie. La stratégie russe est défensive, ce qui ne veut pas dire insignifiante, naïve ou dénuée d’opportunisme et d’ambition. Cette « puissance pauvre » mais toujours globale n’a pas renoncé à compter, en Eurasie comme en Afrique, et déploie tous azimuts une diplomatie redoutable de subtilité et d’efficacité, car pragmatique, sans idéologie ni dogmatisme.

    Pour Paris donc, après la dernière volée de bois vert reçue à distance, le Rubicon est en vue. Mais pour le franchir, les mots et les images martiales ne suffiront pas. S’ils ne sont pas adossés aux actes, ils creuseront même notre discrédit moral et politique qui n’a pas besoin de cela. Il suffit d’observer la différence de traitement et de réactions occidentales entre les affaires Skripal et Kashoggi pour comprendre que la messe est dite quant aux préoccupations et intérêts véritables de nos États dits modernes et moraux dans leur conception du monde.

    Comment laver un tel discrédit, comment faire oublier ce cynisme au petit pied qui nous fait mépriser de tous côtés et, plus encore, va à l’encontre de nos intérêts au Moyen-Orient comme à l’échelle globale ?

    Dieu merci, le tragique de la marche du monde offre toujours des occasions de rattraper les bévues, même lourdes. Il y a toujours quelque chose d’important ou d’utile à faire pour préserver l’honneur de la France. En l’espèce, il s’agit d’honorer sa signature apposée au bas du JCPOA de 2015, plus connu comme l’accord nucléaire iranien, qui devait permettre le contrôle des ambitions nucléaires de l’Iran contre le retour de ce grand pays dans le concert des nations et le relèvement de son économie. La sortie unilatérale des États-Unis de l’accord, les sanctions économiques renforcées, les tentatives de déstabilisation politique du régime qui affaiblissement très dangereusement le président Rouhani, la diabolisation croissante de la République islamique rendent vital le maintien de la promesse des autres signataires européens de l’Accord de s’y tenir et d’y maintenir Téhéran, qui jusqu’à présent en respecte scrupuleusement les clauses mais dont la patience s’émousse.

    Le mécanisme européen, promis depuis des mois à l’Iran, notamment par Paris, et devant permettre aux pays membres de l’UE de commercer avec lui sans l’imprimatur washingtonien n’est toujours pas actif. « Pas mûr… », dit-on… La France a pourtant le pouvoir et encore l’influence de pousser à sa mise en œuvre effective rapide. Qu’attendons-nous ? Ce test grandeur nature de notre autonomie de décision par rapport à Washington serait décisif aux yeux de Téhéran mais aussi du reste du monde. Ce serait une démonstration de notre détermination à sauver un multilatéralisme mis à mal sur tous les fronts, depuis deux ans, par les États-Unis. Plus concrètement encore, il en va de la sécurité de l’Europe et du monde. Si l’Iran, en effet, était conduit par notre abandon à se dire légitimement délié de ses obligations au terme de l’Accord, la reprise de ses activités nucléaires deviendrait difficilement évitable (ne serait-ce que pour des raisons politiques internes). Celle-ci pourrait être portée par la venue d’un nouveau leadership extrémiste, dont les outrances verbales ouvriraient la voie à une réaction/provocation militaire américaine ou israélienne. Les conséquences sécuritaires d’une telle séquence ne seraient pas, dès lors, circonscrites à l’Iran mais très rapidement régionales voire mondiales. L’Europe aurait fait la preuve ultime de son insignifiance stratégique et le paierait cher à tous points de vue.

    La crise du monde est une crise de confiance, une crise du respect, une crise de la souveraineté. Notre Histoire comme nos institutions nous donnent plus qu’à d’autres, sans doute, la possibilité mais aussi le devoir de nous affirmer comme un rempart contre ce dangereux ensauvagement.

    Caroline Galactéros (Geopragma, 19 novembre 2018)

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  • Le populisme, un instinct de survie des peuples ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Caroline Galactéros cueillli sur le Figaro Vox et consacré au populisme. Docteur en science politique, Caroline Galactéros est l'auteur de  Manières du monde, manières de guerre (Nuvis, 2013) et intervient régulièrement dans les médias. Elle vient de créer, avec Hervé Juvin, Geopragma qui veut être un pôle français de géopolitique réaliste.

     

     

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    Caroline Galactéros : «Le populisme exprime l'instinct de survie des peuples»

    La dénonciation d'une vague populiste planétaire, signe prétendu d'une montée des périls et de l'arrivée d'une nouvelle «peste brune» qui voudrait abattre les démocraties libérales et progressistes européennes, mais aussi américaine, brésilienne ou philippine, témoigne d'une gravissime incompréhension de la vérité même de l'expression démocratique contemporaine dans de vastes parties du monde. La solution, nous dit-on la mine grave? «Faire front»… en poursuivant la fuite en avant politicienne et la défausse technocratique. Haro sur le baudet! Tous ces apprentis dictateurs qui, en Hongrie, Pologne, République Tchèque, Autriche, Italie, aux États-Unis, aux Philippines et désormais au Brésil l'emportent sur les partis traditionnels sont les ennemis d'une «démocratie» incomprise, et leurs électeurs d'ignorantes victimes qui ne savent pas ce qu'ils font en votant pour eux.

    Comme c'est commode! Gommant comme par magie toutes les turpitudes de gouvernants déchus souvent corrompus ou démagogues, qui n'ont en commun que leur arrogance et leur inefficacité dans la gestion de leurs pays respectifs, on les idéalise et l'on s'y identifie même, nous considérant immaculés et surtout «du bon côté», de celui de l'humanisme irénique, de la fin consentie des États, des nations et des frontières, du progressisme sociétal sans frein, de l'accueil d'une diversité ethnique et religieuse dont on veut ignorer la charge déstabilisatrice.

    Qu'est-ce que le populisme? La crispation rétrograde de masses ignorantes et précarisées par une mondialisation qui a pris le mors aux dents et les traite comme des nombres et des ensembles, qu'il faut faire taire en leur assurant un minimum vital? Ou bien le chant malheureux et de plus en plus insistant d'un abandon ressenti et d'un refus de l'engloutissement progressif de ce qui faisait la riche diversité des nations, leur tonalité culturelle et politique spécifique et irréductible? Discréditer cette heureuse résilience, c'est se tirer une balle dans le pied. Le melting-pot américain lui-même est en souffrance. L'Amérique, nous dit-on, est en guerre civile froide… Mais le problème des démocrates américains lors de la dernière présidentielle - et l'une des causes de la défaite d'Hillary Clinton - fut de croire pouvoir gagner en misant sur le communautarisme et en segmentant furieusement le corps électoral sans percevoir son besoin de rassemblement. Trump, quels que soient ses travers et ses fautes, a su incarner ce besoin de cohésion, de destinée collective. C'est tout le génie de son «Make America great again». Ce n'est pas pour rien que ses adversaires l'accusent sans cesse de diviser le pays. Il manifeste violemment un manque de souffle collectif et ne met pas la poussière sous le tapis lénifiant de grandes déclarations creuses. Et puis, dans le cas américain, il existe encore un garde-fou: la conviction d'une vocation «impériale» et le sentiment diffus d'appartenance à une grande nation, qui sont toujours bien vivants dans la population, tandis qu'ils succombent chez nous sous les inhibitions et la repentance même de ceux qui devraient le défendre bec et ongles.

    Mais ces incantations courroucées contre le danger «populiste» et la réaffirmation martiale du «no pasaran» contre des «valeurs démocratiques et républicaines» sont sans objet et seront sans effet. Et même contre-productives. Premièrement, car les mots ne valent pas action. Confusion particulièrement aiguë chez les élites françaises. Deuxièmement, car la peur n'évite pas le danger. C'est le déni de la réalité, l'ignorance et l'aveuglement qui sont dangereux, pas les réalités électorales et politiques désormais lourdes que nos Cassandre démagogues prétendent ainsi conjurer. Les peuples parlent, les peuples crient même désormais, et c'est là une preuve de vitalité démocratique, d'instinct de survie. Ils manifestent leurs angoisses identitaires, leur «insécurité culturelle» tout autant qu'économique, mais surtout leur refus de se résigner à l'indifférence et au mépris que l'on témoigne depuis trop longtemps à leur bon sens et souvent à leur clairvoyance. Ils ne supportent plus l'incurie satisfaite de ceux qui prétendent les diriger et disent les comprendre. Alors, ils votent avec leurs pieds, (comme en France), ou bien ils écoutent chaque jour d'avantage les voix qui leur promettent des «solutions» aussi radicales et simplistes fussent-elles, celles qui mettent les pieds dans le plat et abordent les questions taboues et celles qui fâchent, depuis trop longtemps délaissées par les partis traditionnels. Car ils veulent que leurs politiciens retombent sur terre, prennent la mesure de phénomènes planétaires qui menacent leur sentiment toujours vivace d'appartenance à des nations... en danger. Ils voudraient bien, quel scandale, voir émerger des leaders… dotés de leadership, d'une vision, d'une volonté de les protéger de l'insécurité culturelle mais aussi de l'insécurité tout court.

    Des gros mots? Non, simplement des évidences qui gênent les utopistes et les politiciens qui depuis longtemps ont abdiqué leurs responsabilités et oublié ce que signifie précisément gouverner en démocratie: écouter, comprendre, représenter et servir les intérêts du peuple de vos mandants qui vous a délégué sa souveraineté. Servir, c'est d'abord s'oublier, totalement, penser plus grand que soi et agir par total dévouement. C'est voir loin et penser librement. C'est oser décider et affronter l'impopularité immédiate de décisions nécessaires. C'est convaincre. C'est protéger ceux qui vous ont fait confiance. C'est leur dire la vérité. C'est comprendre la complexité des mutations planétaires, qu'elles soient démographiques, économiques, culturelles, religieuses, environnementales. C'est prendre la mesure de leur signification géopolitique et de l'évolution probable des rapports de force dans lesquels il faut préserver l'intérêt national. C'est enfin parvenir à conjuguer la préservation des libertés politiques et des droits humains sans laisser la collectivité nationale se fragmenter autour de corporatismes revendicatifs qui insidieusement, privatisent peu à peu l'espace public et l'exposent à toutes les instrumentalisations internes et externes.

    Gouverner, c'est donc trouver l'alchimie délicate entre libéralisme économique, progressisme tempéré et un certain conservatisme sociétal autour des notions de lien, de famille, de patrie aussi. C'est ne pas sauter à pieds joints, juste pour «être dans le coup», dans les fantasmes transhumanistes et les ruptures anthropologiques en cours, cyniquement présentées comme des vecteurs de progrès humain, en fait accélérateur de la satisfaction illimitée du tout-puissant désir des individus. Ce désir qui est une tyrannie, qui arase tout sur son passage, la famille, l'Histoire, la filiation, le cœur même de l'humanité de l'homme. Évidemment, tout cela est difficile, aléatoire, ingrat. Il est plus aisé de pratiquer frénétiquement la méthode Coué et de faire tourner les moulins à vent en stigmatisant les relents de «fascisme» au lieu de traiter enfin les problèmes.

    En Europe, c'est la question migratoire qu'il faut en premier affronter, car elle est à l'origine du sentiment croissant d'insécurité culturelle. La décision d'Angela Merkel de l'été 2015 lui a coûté sa popularité mais a surtout fait se lever une immense inquiétude sur tout le continent. C'est une faute stratégique majeure. L'arrivée de formations politiques très à droite est directement liée à cet angélisme ahurissant complètement hors sol. En second lieu, il faut oser traiter sans mollir l'explosive question du rapport entre l'Islam et le socle historique, culturel et religieux européen, donc celle des conditions et proportions de leur compatibilité pratique. C'est ensuite les conditions de l'autonomisation économique de l'Europe, qui passe par un affrontement avec la prétention américaine à décider du niveau de prospérité des économies européennes comme de leur indépendance énergétique via l'imposition d'une extraterritorialité juridique léonine devenue un pur et simple avantage concurrentiel. C'est enfin décider notre sortie de l'enfance stratégique, repenser notre relation avec notre grand voisin russe, et structurer une défense européenne autonome permettant une affirmation géopolitique devenue impérative pour échapper à la tenaille américano-chinoise qui se referme lentement mais sûrement sur notre pusillanimité.

    La démagogie est donc de fait l'inverse du populisme qu'il faut cesser de diaboliser. La démagogie est du côté des élites dont l'indifférence aux peurs et au bon sens des peuples est si forte qu'elle s'apparente à un silence assourdissant et conduit au «dégagisme» que l'on voit à l'œuvre partout. L'autorité n'est pas l'autoritarisme. Écouter les peuples n'est pas de la démagogie. Comprendre leur besoin de leadership et de sécurité n'est pas menacer nos libertés, c'est les préserver et refuser de nous laisser dévorer en silence par un communautarisme qui va achever de fragmenter puis tuer notre démocratie.

    Cessons de nous payer de mots, de nous gargariser de nos fantasmes confortables. L'indifférence des grands partis de gouvernement comme de la superstructure européenne aux craintes populaires est suicidaire. La démocratie n'est pas une statue d'airain figée dans une pureté absolue. C'est un équilibre fragile et meuble, qu'il faut sans cesse consolider en l'adaptant aux menaces qui l'attaquent et qui ne sont certainement pas l'instinct de survie des peuples exprimé fébrilement dans les urnes. La démocratie libérale occidentale doit se repenser, oser questionner ses fondements et les conditions de sa sauvegarde, de son ressourcement, qui passent notamment par des freins à mettre sur l'ultra mondialisation, qui a déclassé et fragilisé les classes moyennes, les rendant vulnérables à des discours extrémistes. Elle doit repenser son lien avec le peuple, mais aussi les notions de limite, de frontière, de droits et de devoirs. Elle est, depuis une génération surtout, devenue le creuset d'un communautarisme qui la dissout et elle a, au nom de la tolérance et du progrès humain, totalement mésestimé les dangers politiques de celui-ci et l'influence domestique, notamment sécuritaire, de problématiques géopolitiques lointaines et globales.

    Si on continue de croire faire disparaître le danger en le niant, nous allons subir nous aussi un effet de boomerang difficile à dominer. Le danger en effet, c'est l'arrivée, par la voie des urnes, de partis extrémistes et démagogiques dont le discours rassure mais qui n'ont que des solutions outrancières. C'est l'expression à leur profit des instincts de repli et de fermeture de populations fragilisées. L'urgence est donc, pour les partis européens dits de gouvernement, de se reconnecter au niveau de conscience et de lucidité des peuples et d'entendre leurs craintes sans les mépriser. Car l'Europe entière, plongée dans un environnement international inquiétant qu'elle ne comprend pas ou si mal, coincée dans un idéalisme complètement dépassé, semble courir à tombeau ouvert vers son engloutissement. Ainsi faut-il redéfinir l'identité européenne en brisant les tabous et en refusant l'ouverture de notre ensemble à tous vents, car des offensives politiques et confessionnelles sont en cours qui misent sur notre manque de lucidité et notre goût immodéré pour la contrition.

    Sur le plan stratégique, c'est la même chose. Nous n'avons plus d'autre choix que de sortir de l'impuissance et de cesser de galvauder la notion de souveraineté pour enfin la pratiquer. C'est valable évidemment pour l'Europe, mais déjà pour la France. Pour ne prendre qu'un exemple, celui si triste de la Syrie, quel est aujourd'hui l'intérêt de Paris à persister à défendre l'indéfendable? La France ne peut être le fossoyeur d'États laïcs. Après avoir miraculeusement su éviter de participer à la destruction de l'Irak, elle s'est fourvoyée dans une entreprise de déstabilisation régionale en Lybie et en Syrie, parfaitement contraire à ses intérêts nationaux et dont elle doit très vite se désolidariser. Elle ne peut non plus continuer, pour quelques milliards toujours dus, d'appuyer même à mi-mots, un régime saoudien dont la réalité moyenâgeuse, à mille lieues de toute modernité ou progressisme, apparaît au grand jour, rendant plus indécente encore l'indignation embarrassée de ses soutiens cyniques. La France doit être faiseur de paix. La paix concrète, la paix qui passe par la reconnaissance de la survie d'un État, la Syrie, qui ne s'est pas laissé abattre. Faire la paix, c'est d'abord reconnaître ses erreurs de jugement, ses choix politiques erronés, et prendre part à un processus constructif qui préserve nos intérêts et nos valeurs, loin des diabolisations ridicules qui ne satisfont qu'une cohorte d'intellectuels éthérés, auxquels on pourrait d'ailleurs recommander un stage in situ, à Idlib par exemple, pour enfin ouvrir les yeux et comprendre que le martyre du peuple syrien a assez duré et que rien ne le justifie plus.

    Notre déni du réel devient plus que ridicule: il est tragique. Nos gouvernants doivent enfin écouter leurs mandants, reconnaître leur impéritie sécuritaire, leurs incohérences diplomatiques dont les effets sanglants se ressentent sur le territoire national, cesser d'alimenter le communautarisme en favorisant l'expression d'intérêts corporatistes et des dépendances destructrices de la cohésion nationale comme de l'enracinement multiséculaire de l'identité française sur un socle judéo-chrétien et humaniste. Dire cela n'a rien à voir avec de l'intolérance religieuse, tout à voir avec le refus de se voir dicter par l'extérieur des «canons» confessionnels, culturels ou politiques d'expression «identitaire» qui n'ont rien à voir avec la république, la laïcité, l'histoire, les valeurs et la loi françaises. Le fracas du monde doit nous éclairer. Les peuples n'ont pas tort parce qu'ils sont peuples. Ils refusent juste d'être des «populations» et des «territoires» gérés comme de simples réalités statistiques interchangeables.

    Le pragmatisme, c'est une honnêteté essentielle, c'est le courage de se reconnecter au réel, ici, et là-bas, même s'il nous déplaît ou nous heurte. C'est entrer en cohérence comme on entre en religion pour conjurer le véritable danger: l'éclatement des nations sous les coups conjugués de l'ultra individualisme et du communautarisme. Réconcilier progrès et ordre, cesser de confondre autorité et autoritarisme. Revisiter le conservatisme qui n'est pas une régression mais une marque aussi d'humilité et de limite mise à l'hubris narcissique de l'homme, désormais galvanisée par les illusions technologiques. Faire des choix difficiles qui nous sauveront, sauveront notre crédit et notre ascendant moral. La lumière est au bout du chemin de cette mue douloureuse. La popularité aussi, pour celui qui saura en convaincre son peuple et en tenir l'exigence dans le temps. Il faut crever l'abcès maintenant.

    Caroline Galactéros (Figaro Vox, 2 novembre 2018)

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  • Vers un nouveau Yalta ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Caroline Galactéros, cueilli sur son blog Bouger les lignes et consacré à la menace que constituerait la mise en place d'un condominium américano-chinois, qui marginaliserait l'Europe et la Russie... Docteur en science politique, au diteur de l'IHEDN, Caroline Galactéros est l'auteur de  Manières du monde, manières de guerre (Nuvis, 2013) et intervient régulièrement dans les médias. Elle vient de créer, avec Hervé Juvin, Geopragma qui veut être un pôle français de géopolitique réaliste.

     

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    Vers un nouveau Yalta

    L’Europe va mal et c’est de sa faute. Elle persiste dans l’aveuglement, signe son effacement progressif de la nouvelle carte du monde et se laisse glisser dans une sorte de coma inquiétant. Elle aurait besoin d’un vigoureux massage cardiaque, d’une séance de défibrillation radicale. Elle préfère tirer nerveusement sur sa pompe à morphine, croire aux contes de fées et attendre le baiser salvateur, en l’espèce d’une Amérique… dont le président est tout sauf un prince charmant. Elle doit pourtant échapper toute seule à la prise en tenaille qui va la broyer. Mais ses sauveteurs eux-mêmes sont ambivalents. Ils s’indignent beaucoup, se réunissent sans cesse et cherchent des parades à une offensive… à laquelle ils ne veulent toujours pas croire. Ils se trompent de diagnostic et donc de recommandation thérapeutique. Nos élites communautaires prennent en effet chaque manifestation de bon sens et de santé démocratique des peuples européens (comme récemment le scrutin italien, ou la crise politique déclenchée en Allemagne par le ministre de l’Intérieur qui implore la chancelière de traiter enfin sérieusement le défi migratoire) pour une attaque contre « Leur Europe », celle de l’utopie initiale, celle de l’incomplétude d’une création qui se meurt de n’avoir jamais osé exister vraiment, et qui s’étouffe toute seule, empêtrée dans ses bons sentiments. Attitude typique d’une confusion entre les effets et les causes.

    L’Europe est en manque de souveraineté, de clairvoyance et d’audace. Les pulsions dites populistes ‒ terme qui mélange à dessein des sensibilités diverses pour disqualifier globalement toute résistance à la doxa européenne ‒ ne menacent pas son unité ; elles révèlent combien celle-ci est fragile et peut conduire l’Union européenne (UE) à sa perte si l’on continue à nier des évidences. L’Europe est parvenue au bout du mensonge dans lequel elle s’est complu si longtemps, celui d’un ensemble de plus en plus vaste, disparate et prospère, mais sans colonne vertébrale politique ni stratégique, élevé au bon lait d’un globalisme désormais battu en brèche partout ailleurs par un retour en force des États et des peuples. Une Europe consentant docilement à la tutelle psychologique et normative d’une Amérique qui n’a plus le temps, désormais, de lui raconter des histoires à dormir debout, toute entière occupée à s’affirmer face à son nouveau Peer Competitor chinois. Depuis toujours, et surtout depuis les années 1990, Washington lui a coupé les ailes stratégiquement, l’a entravée dans l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) qui ne défend que très marginalement les intérêts communautaires, l’a méthodiquement isolée de sa part orientale (la Russie), diabolisée à outrance pour délégitimer tout rapprochement qui aurait pu faire exister une masse critique stratégique continentale autonome. Et depuis un an, c’est pire : un mépris ouvert, une guerre commerciale radicale, l’ordre de se soumettre à l’extraterritorialité du droit américain, de rentrer dans le rang sans céder aux avances de l’autre Grand, qui propose avec un aplomb chaque jour grandissant un autre type de sujétion, un imperium inédit et déroutant.

    Mais, le choix d’une allégeance est-il nécessaire et fatal ? Devons-nous à toute force nous accrocher à un occidentalisme discrédité ou devenir des Eurasiens sinophiles malgré nous ? Devons-nous ad vitam aeternam admettre ce statut de zone coloniale disputée auquel ce choix nous réduit ? Sans aucun doute, si nous continuons à jouer en ordre dispersé. L’Union européenne n’aura bientôt d’autre choix que de constituer la péninsule d’achalandage des « Nouvelles Routes de la Soie ». La Chine est en train d’enserrer l’Europe au nord et au sud et semble encore hésiter sur le sort à réserver à la France dans ce sandwich. Le Français sera-t-il un consommateur de première classe, avec des produits chinois acheminés par train jusqu’à lui, ou un client de second ordre, achalandé par voie maritime ? C’est encore à nous de choisir… pour l’instant.

    Dans cette course de vitesse avec Pékin pour gober par petits bouts une proie qui tragiquement se croit à l’abri, Washington se gausse de notre incapacité à gérer le défi migratoire qui est aussi sécuritaire et, n’ayons pas peur des mots, identitaire. Il est vrai qu’en misant sur la division des Européens et leur manque de lucidité sur les lignes de forces du nouveau monde et les alternatives qui pourraient se proposer à eux, Washington prend un risque mesuré. En effet, tandis que le partage du monde autour de ce nouveau duopole structurant se fait à toute vitesse, avec une réaffectation des clientèles, des tutelles, des États bascule ou tampon, l’Europe se sent, elle, soudainement orpheline. Il lui faut « tuer le père » et grandir enfin. Les occasions de s’affirmer sans se sentir coupable ne manquent pourtant pas : dénonciation de l’Accord sur le climat, du Partenariat transpacifique, de l’Accord de Vienne sur le nucléaire iranien (JCPOA), guerre commerciale ouverte, mépris total des positions européennes sur les questions nord-coréenne, palestinienne, syrienne et, bien sûr, iranienne, etc. Il lui faut simplement oser la rupture. Même le patron allemand d’Airbus implore Paris et Berlin de structurer d’urgence une vision industrielle stratégique commune, afin que l’Europe spatiale ne se laisse pas distancer décisivement par l’offensive de Space X qui prend l’Agence spatiale européenne de vitesse et engage une guerre des prix des lanceurs menaçant notre supériorité.

    Alors, qu’attend-on ? De pouvoir dire qu’il est trop tard, que l’on a encore raté une belle occasion mais que l’on saura saisir la prochaine ? Ou bien veut-on à toute force croire au discours ambiant sur « un mauvais moment à passer », sur Donald Trump, « père » tyrannique, abusif et indifférent qui ne sera pas réélu, ce qui nous permettra de retrouver bientôt le giron rassurant d’une domination traditionnelle ? C’est un vœu pieu, de l’ordre de la pensée magique. Quels que soient ses bien réels défauts, le président américain est aussi l’incarnation d’une part de la vérité américaine et l’on perd un temps précieux à le stigmatiser comme un irrationnel incompétent au lieu de saisir le fond de ses messages tonitruants. Chacune de ses prises de position, chaque revirement nous démontrent qu’il n’a cure de nos intérêts ou de nos avis. Et les siens ne sont pas tous naïfs ou inutiles. C’est « l’Amérique d’abord », contre tous s’il le faut. L’Europe doit obéir ou tomber. Le problème est qu’on ne lui accorde aucun crédit, même lorsqu’il fait des propositions qui pourraient indirectement nous désenclaver ; par exemple, lorsqu’il propose habilement (pour dissocier Moscou de Téhéran dont il s’agit d’entraver le rayonnement régional) que l’on réintègre la Russie dans le G7, on s’insurge à Paris et Berlin, tremblant pour la crédibilité de nos propres chantages, sur l’Ukraine notamment… qui ne mènent pourtant à rien depuis des années. Moscou a beau jeu de faire la moue en expliquant que le G7 n’est pas représentatif de la diversité mondiale actuelle et qu’en être ou pas n’a plus d’importance. Le mythe d’un Occident univoque aux intérêts convergents a vécu. Il nous faut grandir enfin, prendre la mesure de notre solitude et tout faire pour qu’elle ne finisse pas en isolement irrattrapable.

    Le nouveau Yalta, c’est donc une course effrénée pour la domination des régions du monde, via le hard, le soft, le smart ou le sharp power. Il faut convaincre des clientèles qu’elles seront mieux loties avec Pékin qu’avec Washington. La démonétisation radicale de « la signature américaine » ne joue pas en faveur de notre Grand Allié. La convertibilité du yuan est en route. Elle va encore prendre quelques années mais on mesurera un beau jour l’ampleur de la bascule économico-politique réalisée par Pékin. Dans ce jeu de go mené à la hussarde, l’Europe n’est qu’une cible commerciale, et chacun des deux nouveaux Grands joue ses membres en bilatéral. La Russie lui a été ravie et n’a d’autre choix que de faire ami-ami avec Pékin autour d’un « eurasisme » qu’il lui sera très difficile de dominer à moyen terme. Donald Trump espère encore, si son entourage le laisse faire, offrir l’illusion à Moscou d’une relation privilégiée avec l’Amérique à laquelle Vladimir Poutine tient toujours. Mais, là encore, cela ne se fera qu’au détriment de l’Europe qui va progressivement découvrir le prix douloureux de son mépris entêté pour Moscou. Ne pas penser par et pour soi-même est toujours lourd de conséquences.

    Ce Yalta sera aussi normatif, dessinant les contours d’une nouvelle carte mondiale des influences et des pratiques sur le plan du droit, des monnaies, des référentiels de normalité politique et démocratique. Là encore, Pékin a de l’avance, car la Chine a toujours soigneusement évité la posture de donneuse de leçons qui fait haïr l’Occident dans toute une partie du monde. Elle ne conditionne pas son soutien financier au respect formel de quelconques droits ou valeurs. Elle pousse des États en difficulté à faire défaut sur des prêts trop importants qu’elle leur accorde pour les soumettre ensuite, achète des dettes souveraines, des pans entiers d’économies nationales, des ressources énergétiques ou minières, des terres rares, et offre à ses nouveaux obligés le développement rapide de leurs infrastructures. Quel que soit le niveau d’activité actuel de la Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures (BAII), la priorité accordée à ce type d’investissement signe une vision de très long terme. Tandis qu’on se gargarisait d’un G7 dissonant où s’étalait le divorce américano-européen, Pékin a accueilli à Qingdao, dans l’Est chinois, les huit chefs d’États membres de l’Organisation de coopération de Shanghai (Chine, Inde, Russie, Kazakhstan, Kirghizistan, Ouzbékistan, Tadjikistan, Pakistan et bientôt Iran). L’OCS monte en puissance et s’affirme, bien au-delà des enjeux sécuritaires, comme l’un des véhicules structurants du « contre-monde » chinois. Qui s’en est inquiété en Europe ou en a seulement parlé ?

    Enfin, il faut bien comprendre que les nouvelles formes de la gouvernance mondiale vont jumeler un duo de tête sino-américain et, en dessous, une arborescence de mécanismes régionaux ou thématiques « multilatéraux », accompagnés d’un discours autour de la nécessaire pluralité des centres de décision et de souveraineté. En somme, on habille la bipolarité structurante d’un multilatéralisme rassurant…

    Le sommet de l’OTAN des 11 et 12 juillet (en marge duquel les présidents Trump et Poutine arriveront peut-être enfin à se rencontrer) pourrait bien donner une nouvelle impulsion à l’Alliance et éloigner décisivement l’Europe de toute perspective d’autonomie stratégique salutaire. Quelqu’un a-t-il tiré un bilan lucide des bientôt dix ans de réintégration de la France dans le commandement intégré de l’Alliance ? Notre influence est-elle plus grande à Washington, à Mons, à Bruxelles, à Pékin, à Berlin ? Des centaines d’étoiles brillent sur les larges épaules de nos généraux mais… le Commandement allié Transformation est-il vraiment le lieu de la décision ? L’OTAN défend-elle les intérêts des Européens et contribue-t-elle au poids géostratégique de l’UE… ? Toute refondation crédible d’une Europe des nations respectueuse de leurs souverainetés mais aussi désireuse de se faire entendre et prendre enfin au sérieux sur la scène internationale, passe par l’affirmation et la mise en œuvre d’un projet stratégique autonome. Cela ne signifie pas être contre les États-Unis, cela signifie qu’il n’est de meilleur allié que libre.

    N’en déplaise aux moutons bêlants du panurgisme ambiant, la Russie est un bout d’Europe et d’Occident. Ce n’est pas pour rien que l’Amérique a tout fait pour nous en dissocier, et que le pragmatisme d’un Trump, après que ses prédécesseurs ont poussé Moscou dans les bras étouffants de Pékin, le conduit aujourd’hui à jouer sur les deux tableaux : celui d’une dérive russe contrainte vers Pékin afin qu’aucun rapprochement russo-européen ne menace la domination stratégique américaine, celui de la Russie « avec » Washington, comme un vieux couple devisant des affaires du monde par-dessus la tête de l’Europe et contre la Chine.

    Depuis 1991, les États-Unis ont commis une erreur stratégique cardinale en mettant la Russie au ban de l’Occident. Nous devons les convaincre de l’urgence d’en réunir les diverses composantes. La diplomatie religieuse actuellement à l’œuvre entre Églises romaine et orthodoxe peut utilement servir ce rapprochement. Il ne s’agit évidemment pas de se retrouver enfin entre Américains, Européens et Russes pour attaquer la Chine, mais pour, ensemble, faire le poids face à une offensive tous azimuts dont l’Union Européenne sera sinon la prochaine victime.

    Caroline Galactéros (Bouger les lignes, 22 juin 2018)

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